« Malgré tout » : les songes d’une épave

 » MALGRE TOUT  »

Elle gisait abandonnée et seule sur la plage

Loin des flots familiers qui ne la berçaient plus

Et triste et sans espoir, car elle était à l’âge

Où les souhaits heureux sont souhaits superflus,

La pinasse savait !.. et oui, les bateaux savent

Que, c’est le sort de ceux que la mer n’a pas pris;

On l’avait mise là pour y mourir !.. Mais brave

Elle se résignait, sachant que ses débris

Pourriraient lentement dans le sable des dunes

Ou brûleraient gaiement dans les foyers d’hiver;

C’est là le sort commun ! Maintenant sans rancune

Elle s’abandonnait aux lois de l’Univers…

Elle savait… depuis ce jour gris de l’automne,

Où l’on était venu lui prendre son moteur;

Quand on prend le moteur, plus rien ne vous étonne

Oui, c’était bien la fin de ce temps enchanteur

Où le cœur du moteur ne battait que pour elle

Maintenant réparé peut-être et rajeuni

Ronronnait-il auprès d’une barque nouvelle ?

Mais pour elle, vraiment tout était bien fini

La pluie et le soleil poursuivaient leurs morsures,

Ecaillaient la peinture et dénudaient le bois

Et sur un de ses flancs une large blessure,

Que les enfants joueurs agrandissaient parfois,

Laissait voir les secrets de sa coque percée.

Sa cabine, sans porte, était vide à présent

Et les vents maraudeurs ou la bise glacée

S’engouffraient en sifflant sous le toit gémissant

Dans les nuits où le temps se mettait en colère !

— Pourtant sur ce bateau moribond, presque mort,

Un nom se détachait, porté comme pour plaire,

Et que tous saluaient, quand il rentrait au port :

 » MALGRE TOUT « … De ce nom elle était fière encore

La pinasse déchue et aux jours incertains.

Un nom, c’est comme un pavillon que l’on arbore;

 » MALGRE TOUT « , un beau nom pour narguer le destin !

Car malgré les malheurs que le sort nous inflige,

Les désillusions et les espoirs déçus,

Les obstacles fortuits ou qu’à tort on néglige,

Et l’oubli des conseils que l’on avait reçus

Il reste  » malgré tout  » des trésors que l’on garde

Soigneusement cachés aux creux du souvenir,

Des morceaux de bonheurs, qu’à l’écart on regarde,

Quand on est seul et que nul ne peut survenir;

Des bonheurs arrachés malgré tous les obstacles,

Malgré les envieux, les jaloux, les rivaux;

— Et ce sont les plus chers au cœur, les vrais miracles ! —

Mais aussi les bonheurs nés des humbles travaux,

Moins brillants, mais plus doux et plus profonds sans doute,

Qui consolent des temps mauvais et des échecs,

Des mirages trompeurs rencontrés sur la route

Et des fautes aussi !.. Et la pinasse, au sec,

Naviguait sur les souvenirs de sa jeunesse !..

… Les souvenirs ce sont les vrais trésors des vieux,

Souvent leur seule joie et leur seule richesse,

Que nul ne peut leur prendre !.. Et dès lors oublieux

Des deuils et des malheurs qui peuplent l’existence,

Ils revoient les bonheurs… qu’ils ont parfois rêvés !..

— Qu’elle était belle jeune, et quel orgueil intense,

Quand sur sa coque lisse et ses flancs relevés

Elle avait ressenti la caresse jalouse

De la mer, qui s’ouvrait soudain pour l’accueillir !

Les vagues la berçaient comme on berce une épouse…

Ce souvenir encor la faisait défaillir !

Mais bientôt à son tour elle l’avait conquise

Cette mer à l’humeur changeante et qui souvent

Passe en quelques instants d’une douceur exquise

Aux plus sombres fureurs, lorsque souffle le vent.

Elle se revoyait, dans le jour qui décline,

Fendre les flots unis sans effort et sans bruit,

Comme font les ciseaux dans une étoffe fine;

Mais aussi se cabrant dans l’écume et la nuit,

Quand la tempête avait rendu folles les vagues

Que n’avaient-elles su la garder à son tour !..

… La pinasse parfois, comme un mourant divague,

Rêvait que quelque vague au monstrueux détour

Venait la prendre là, sur la plage déserte,

Pour l’emporter au fond des gouffres de la mer,

Paradis des bateaux dont on pleure la perte…

… Mais le rêve rendait ses regrets plus amers.

Mieux valait  » malgré tout  » jusqu’au bout rester digne,

Faire honneur à son nom ! Car c’est un brave aussi

Celui qui sans murmure à son sort se résigne

Et voit venir la mort sans peur et sans souci.

                                   *

                                  * *

Dans un feu qui s’éteint quelques tisons survivent…

Et on voit  » malgré tout « , même au cœur de l’hiver,

Briller comme l’écho d’une fête tardive,

Quelque pâle soleil dans un ciel découvert…

Certains jours des enfants venaient jouer sur elle

Ils martelaient le pont de leurs petits pieds nus,

Et le plancher disjoint, aux lourds efforts rebelle,

Tressaillait de plaisir à ces jeux ingénus.

Prenant part à leurs jeux, captive de la grève,

La pinasse voguait avec eux sur les eaux…

— Les enfants et les vieux ne jouent qu’avec des rêves —

… Ensemble ils parcouraient des horizons nouveaux.

Ils voyaient des pays pleins de bêtes sauvages,

De peuples emplumés, horribles et furlant,

Qui s’élançaient pour les saisir à l’abordage !..

… Et le combat fini, vainqueurs et turbulents,

Les enfants la quittaient… Et la pinasse, seule,

Songeait que  » malgré tout  » elle avait pu donner

Un peu de joie encor, comme donne une aïeule,

Aux petits qu’il faudra bientôt… abandonner !..

Le Cap-Ferret, septembre 1965

Poème en vers publié, à compte d’auteur, dans le recueil « L’eau qui dormait »

P.L. ERBÉ éditeur
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